L'humour dans la littérature de jeunesse
Jean-Paul Gourévitch
juin 2001
Définir l'humour c'est labourer avec ses doigts. Comment différencier
l'humour de l'ironie, de l'esprit, de la caricature, du loufoque, du
burlesque, du grotesque, du comique, de la parodie, tous termes
sémantiquement très proches sinon à considérer pour parodier la formule
célèbre, que l'humour est un cercle dont le centre est partout et la
circonférence nulle part.
Étymologiquement le mot humour, apparu en France en 1725, dérive de
l'anglais humour lui-même emprunté au français humeur qui
vient du latin humor lequel renvoie à une notion de substance liquide
comme la bile ou la mélancolie... qui sont à peu près le contraire de
l'humour. L'arbre généalogique de l'humour fait des nœuds avec ses branches.
Floris Delattre y voit le fruit d'un accouplement entre la joie de vivre à
la française et la morosité à l'anglaise qui aurait été conçu pendant
l'invasion de l'Angleterre par les Normands. Paul Valéry considère le terme
anglais humour comme intraduisible et fait observer que c'est
justement pour cela que les Français l'ont adopté. Plus près de nous, Robert
Escarpit qui est à la fois un praticien de l'humour et de la littérature de
jeunesse (les Contes de la Saint-Glinglin), après avoir pointé
l'origine anglaise du terme, en souligne l'ambivalence selon qu'on s'attache
au mot ou à la chose. Deux filiations artistico-littéraires apparaissent
ici. L'une qui partirait de Swift, voire de Cervantès ou de Rabelais et via
Daumier et Caran d'Ache rejoindrait la caricature engagée des dessinateurs
d'Hara-Kiri ou du Canard Enchaîné. L'autre, plus proche de l'absurde, voire
du loufoque, dont les précurseurs seraient Edward Lear avec son Book of
Nonsense (1846) et Lewis Carroll, et qui par Robida, Alphonse Allais, Alfred
Jarry et les surréalistes aboutit à Pierre Dac, auteur qui a obtenu
aujourd'hui droit de cité dans l'enseignement tant par ses feuilletons que
par ses maximes incontournables comme "le carré c'est une circonférence qui
a mal tourné".
La littérature de jeunesse
Cet humour est-il accessible à la littérature de jeunesse ? Tout dépend du champ qu'on assigne à cette notion. Si nous nous en tenons à l'approche proposée dans nos ouvrages, la réponse est indiscutablement positive. Pour nous, la littérature de jeunesse n'est pas un mouvement littéraire ou un parti-pris éditorial qui commencerait avec le Magasin des Enfants de Madame Leprince de Beaumont (1757) ou les Mésaventures de Jean-Paul Choppart de Louis Desnoyers (1832) mais un espace qui se constitue progressivement à la rencontre du livre, de l'image et de l'éducation. Cette littérature de jeunesse se met en place pendant le XVIe et le XVIIe siècle, s'affirme dans la seconde moitié du XVIIIe, prend son ampleur pendant tout le XIXe siècle où elle annexe toutes les productions qui de l'abécédaire aux journaux en passant par l'imagerie touchent la clientèle enfantine et implose au XXe siècle puisque par l'intermédiaire des illustrés, de la BD, des livres à jouer et des livres-jeux, elle couvre plus de 10% de la production éditoriale.
Les jeunes lecteurs et l'humour
Une objection de principe vient pourtant à l'esprit dès qu'on rapproche
humour et littérature de jeunesse. L'enfant qui croit ce qu'on lui dit et
s'enchante de ce qu'on lui montre ne serait-il pas par nature étranger à
cette mise à distance que suppose l'humour?
On pourrait d'abord répondre que Gulliver comme Don Quichotte ou Gargantua
font partie du Panthéon de la Littérature de Jeunesse bien que les ouvrages
n'aient nullement été composés dans cette intention. Ces héros, modelés par
une schématisation qui réduit les personnages et les situations à leurs
traits principaux, et dont les exploits ont été racontés à la maison ou à
l'école, ont été vite adoptés par le public jeune. Puis ils ont été adaptés
pour lui dans des versions illustrées qui par la juxtaposition du récit et
de la représentation visaient à la fois le succès commercial et le plaisir
du lecteur.
Plus généralement toute une partie de la production des histoires en images,
histoires sans paroles, charades ou abécédaires du XIXe siècle est
explicitement destinée à un public enfantin dont on sait qu'il aime l'image
surtout quand elle provoque chez lui le rire. La floraison des journaux
comiques au début du XXe siècle (l'Épatant, la Semaine de Suzette,
le Bon Point Amusant...) témoigne à sa manière que l'objectif affiché
par les deux grands de la littérature de jeunesse, Hetzel et Hachette,
instruire en divertissant, a changé sa focale. C'est l'information et la
connaissance qui se glissent comme une récréation éducative entre deux
séquences rigolardes.
Il n'est pas question ici de reconstituer une histoire de l'humour. Les
textes humoristiques sont légion dans la littérature classique d'Aristophane
à Shakespeare et de la Satire Ménippée à Beaumarchais. Pour le dessin, les
filiations sont plus difficiles à établir du fait des confusions entre
humour et caricature. Ainsi l'anthologie Planète fait commencer le
dessin d'humour en France à la fondation par Philippon des journaux La
Caricature (1830) et le Charivari (1832) et en Angleterre à la
création du magazine Punch quelques années plus tard). Mais on peut noter
que parmi tous les maîtres du dessin d'humour "nominés" dans cette
anthologie, beaucoup ont collaboré à la littérature de jeunesse : Cham,
Gavarni, Robida, Bertall, Riou, Doré, Caran d'Ache, Steinlen, Poulbot,
Hémard, Avelot, Delaw, Rabier, Hellé, Carlègle, Vogel, Folon, André
François, Sempé, Ungerer, Desclozeaux, Copi. La connivence entre humour et
littérature de jeunesse persiste aujourd'hui. Jean Claverie, Babette Cole,
Claude Lapointe, Pef, ou les productions des éditions du Sourire qui Mord,
les bien nommées, avant leur disparition, témoignent à leur manière, légère
ou sarcastique, de ce cousinage.
Typologies
Humour et caricature
Si l'on veut pénétrer plus avant cet univers sans frontières, on établira
donc une première ligne de partage entre humour et caricature. La caricature
simplifie et amplifie. Elle sonne la charge comme l'indique son étymologie (caricare
: charger) et comme le démontre une histoire balisée à ses origines par la
rencontre entre la tradition italienne de la déformation, de la grimace, et
le goût anglo-saxon de l'engagement politique. Elle force le trait et porte
sur des personnages déjà célèbres : les vedettes de la politique qu'ont
rejoint aujourd'hui celles du sport ou du show-business. Elle image un
univers de bruit et de fureurs au service de la contestation des pouvoirs.
Au contraire l'humour opère avec douceur et légèreté. L'humoriste ne met pas
en pièces des personnages, il met en scène une situation, adopte un
parti-pris de distanciation qui se traduit par un décalage dans le texte,
dans l'image ou dans les deux, et instaure avec son lecteur une forme de
complicité tendre qui explique en partie le succès de l'humour dans la
littérature de jeunesse. Avec le caricaturiste, les puissants sont
abandonnés à leurs faiblesses. Tant pis pour eux ! Avec l'humoriste, le
lecteur-spectateur n'est jamais seul. Tant mieux pour lui ! Les Grandes
Gueules de Morchoisne détendent violemment les zygomatiques, les
personnages de Jean Effel font doucement sourire.
En fait caricature et humour participent d'une vision du monde opposée. La
caricature, engagée ou non, aspire à changer l'ordre des choses, réveille ou
attise des colères, désigne des boucs émissaires. Elle cherche l'audience,
la résonance d'un public et résiste mal à la tentation du commercial. Au
contraire l'humour s'accommode du monde tel qu'il va et nous invite
simplement à en rire, à relativiser les drames et à faire la nique à ce
contre quoi l'on ne peut rien. Il arrive pourtant que ces deux formes d'art
se rejoignent comme on a pu le voir dans ces variantes du Muppetshow que
sont le Bébête Show ou les Guignols. Le succès auprès des enfants de ces
personnages métamorphosés en animaux et marionnettes s'explique par leur
présence familière. Ils ont quitté le domaine du combat politique pour
devenir des habitants de notre loft audiovisuel, qu'on est heureux de
retrouver tous les soirs avec leurs tics et leurs faiblesses.
Humour rose et humour noir
Pourtant il y a une forme d'humour qu'on rencontre peu dans la littérature
de jeunesse, c'est l'humour grinçant et plus précisément l'humour noir. On
peut en faire remonter l'origine à Swift et à sa Modeste proposition pour
éviter que les enfants d'Irlande soient un fardeau pour leurs parents ou
pour leur pays et pour les rendre utiles à la communauté publiée en 1729,
trois ans après Gulliver. Sous les apparences d'un traité sérieux et composé
selon les règles de l'art, Swift explique que si les Irlandais vendaient
leurs enfants comme viande de boucherie, ils résoudraient leurs trois
problèmes : le manque de produits alimentaires, la pauvreté et la
surpopulation. On peut aussi évoquer la célèbre "Une" Hara-kiri de 1970 "Bal
Tragique à Colombey : un mort" tournant en dérision la mort du général de
Gaulle, et cet humour bête et méchant (Siné, Cabu, Reiser...) qui s'oppose à
l'humour léger et spirituel type Canard Enchaîné (Lap, Kerleroux, Moisan..)
Cet humour noir au lance-flammes prétend rire de tout et notamment des
valeurs reconnues par une société qui sont tournées en dérision ou poussées
jusqu'à leur point d'absurdité. Il fonctionne pourtant structurellement
selon le même principe que le loufoque qui relève de l'humour rose : on
enlève dans un raisonnement ou dans la mise en scène d'une situation un
rouage essentiel et on laisse le raisonnement ou la situation évoluer
mécaniquement selon la logique formaliste préexistante. A ce stade où les
interdits moraux et sociaux ont été levés, l'absurde se transforme en odieux
pour ceux qui reçoivent le message au premier degré et ne sont pas
complices. On se souvient par exemple du refus opposé par Michel Polac à
accueillir en mai 1985 dans son émission un dessin de Cabu qui transformait
les morts du Heysel en frites géantes.
Ces deux traditions, humour noir et humour rose se sont différenciées
progressivement dans l'histoire européenne de la littérature de jeunesse.
D'un côté on trouve les méchants drôles et les garnements d'Hoffman (Pierre
l'Ébouriffé1845) ou de Wilhelm Busch (Max und Moritz 1865) qui
développent sous une forme caricaturale le concept que Desnoyers avait créé
avec Jean-Paul Choppart. De l'autre on peut reconstituer dans
l'histoire des histoires en images une chronologie de la distanciation par
l'humour. Les "autographies" du suisse Töpffer, scénariste-dessinateur (Les
aventures de M. Vieuxbois 1837) qui prétend s'adresser aux enfants et au
peuple "ces deux classes de personnes qu'il est le plus aisé de pervertir et
qu'il serait le plus désirable de moraliser" sont prolongées en France par
Cham (Voyage en Amérique), Gustave Doré (Désagréments d'un voyage
d'Agrément et la Sainte Russie) et surtout par la trilogie de Christophe
qui avec le savant Cosinus, la famille Fenouillard et le sapeur Camembert
met en scène des fantoches, que l'auteur manipule à son gré. Ainsi la
famille Fenouillard ne cesse de connaître des mésaventures d'un voyage sur
l'autre tandis que le savant Cosinus se montre incapable de quitter Paris
parce que le destin contrecarre systématiquement toutes ses tentatives.
Mais au XXe siècle la violence des conflits mondiaux dans lesquels la
littérature de jeunesse sera mobilisée entraîne une régression de l'humour
noir. On hésite à jouer avec les peurs ancestrales de l'humanité comme la
mort, la violence, la torture, la mutilation. On peut toutefois se demander
si la recherche de l'épouvante (cf. le succès de la collection Chair de
Poule) ne risque pas de dériver chez certains auteurs ou éditeurs en culture
de l'horreur où les Maximonstres seront beaucoup plus réels que ceux
imaginés par Maurice Sendak. On notera ici qu'on peut être un praticien de
l'humour noir dans ses affiches politiques et de l'humour rose dans ses
ouvrages pour la jeunesse. C'est le cas de Tomi Ungerer, auteur de l'affiche
"Black Power White Power" où les deux personnages tête-bêche se dévorent les
pieds alors que ses compositions pour la jeunesse (Jean de la lune)
relèvent d'un humour poétique et léger.
Exemples
Peut-on au delà de ces distinctions établir une grammaire de l'humour dans la littérature de jeunesse comme il y a par exemple une rhétorique des figures du discours ou une grammaire des images publicitaires et politiques ? on se contentera ci-après de donner quelques exemples de figures caractéristiques prises à diverses époques de la littérature de jeunesse et qui peuvent aussi bien concerner le texte, que l'image ou le rapport entre les deux.
L'humour de distanciation
Si l'on considère comme dimension constitutive de l'humour la mise à distance ou le décalage, on s'intéressera par exemple aux rapports de mise à distance du texte et de l'image dans un texte illustré destiné à une clientèle enfantine : textes disant le contraire de ce que l'image montre, images soulignant de façon grotesque le texte dans une redite si manifeste qu'elle en devient risible ; texte laissant planer un mystère que l'image dissipe ou au contraire image développant longuement un aspect du texte tout à fait secondaire, image déplaçant le texte dans un temps ou un espace qui sont différents de son référentiel ou avouant son impuissance à le traduire visuellement.
Quand Poulbot dans ses dessins de presse met en scène ses titis qui devant
l'étiquette "Plus de chocolat" déclarent "Hein vieux ! quelle guerre ! quand
nous raconterons çà à nos enfants ! ", il crée un double effet humoristique
de décalage et de parodie. Les privations imposées par la guerre se
réduisent à des suppressions de friandises et les gamins imaginent qu'ils
répéterontà leurs propres enfants les phrases qu'ils entendent de leurs
parents. Dans ce cadre le passage du présent au futur dédramatise la guerre
puisqu'il suggère que toute la famille est solidaire devant les restrictions
et que ce n'est qu'un phénomène passager puisqu'il y aura un futur plus
radieux.
Autre exemple de distanciation, cette vignette des cigares du Pharaon, (Hergé 1934 NB, 1955 couleurs). Tintin repart chargé d'une cage d'oiseaux, d'une paire de skis, d'une canne de golf, d'un réveil, d'un pommeau d'arrosoir et d'un chapeau haut de forme en précisant "Heureusement que je ne me suis pas laissé prendre à son boniment ! A des gens pareils on finirait par acheter des tas de choses inutiles" . L'opposition entre le texte et l'image déclenche le sourire complice du lecteur qui ne peut que constater que
son héros s'est fait rouler.
Au contraire, dans Ce que mangent les maîtresses (Christian Bruel,
Anne Bozellec Le sourire qui mord 1988) le texte prononcé par le petit
garçon dès la première page "tous les matins ma maîtresse nous mange avec
des petits oignons" est tellement distancié par rapport à l'univers enfantin
représenté selon des normes traditionnelles (gamin en encadré, réveil,
peluches tout autour ...), que la plaisanterie continue dans le texte se
charge d'inquiétude et devient énigme qui pousse à continuer la lecture pour
savoir si les auteurs jouent sur la fantaisie ou la cruauté.
L'humour d'autodérision
Une version particulière de la distanciation c'est l'autodérision, c'est à dire la situation où l'auteur prend son œuvre comme objet et invite par un clin d'œil le lecteur à se moquer d'elle voire de lui. Gustave Doré avait déjà inventé la vignette peinte en noir pour dire que "l'origine de l'histoire de Russie se perd dans la nuit des temps" et les planches de dessin en blanc pour faire oeuvre d'historien sans indisposer le lecteur par "des faits aussi incolores". Dans cette filiation, Christophe croque la famille Fenouillard flottant dans l'air, agrippée aux basques du père de famille que l'ancre d'un ballon a arraché au sommet de l'Arc de Triomphe (La Famille Fenouillard A. Colin 1895 réédition petit format Calligram 1992). Et l'humoriste qui la même année a signé chez le même éditeur des leçons de choses en 650 gravures, d'ajouter malicieusement ce texte où il contrefait à la fois le pédagogue de l'image et l'écrivain à succès : "Cette figure est destinée à montrer jusqu'où les Fenouillard poussent l'esprit de corps. Elle a en même temps pour but de transmettre à la postérité la plus reculée un touchant exemple de solidarité".
L'humour de déclinaison
L'humour peut aussi être cantonné dans l'image et fonctionner comme une série de variations sur un thème à la manière d'un dessin animé. Dans Guerriers et Soldats (Boivin 1896 puis Editions Félix Juven), Caran d'Ache met en scène le Cosaque, ce rude policier de l'empire russe qui "vit à cheval, ... dort à cheval... dîne à cheval...". C'est l'occasion de se livrer à une éblouissante série de figures positionnant dans la page ses Cosaques dans toutes les situations possibles : jeu de cartes, acrobaties, équilibrisme, drague.
C'est un procédé identique qu'utilise Nicole Claveloux dans ses 479
espèces de poux (Le Sourire qui mord 1986 réédition avril 1990) dans la
grande tradition des Chats de Siné. Mais au lieu de jouer sur les
mots composés à partir du radical "pou", elle feint de nous proposer une
visite guidée des poux exposés dans sa galerie, depuis le pou sandwich
jusqu'au pou sobre. C'est la cohérence entre la légende et l'illustration
jusque dans le détail de la représentation des poux qui atteste qu'il s'agit
d'un véritable univers qui mériterait donc qu'on l'explore.
L'humour de fantaisie
Enfin certains albums s'inscrivent de plain pied dans l'imaginaire et c'est alors le décalage avec la réalité qui génère l'humour. Dans La Sainte Russie (1854), album d'histoire en images paru au moment de la guerre de Crimée, et réédité en fac-similé par les éditions de l'Unicorne en 1991, Gustave Doré reconstitue de façon volontairement humoristique "l'histoire pittoresque, dramatique et caricaturale" d'une Russie d'opérette, avec ses tsars chefs de bande, ses courtisans flagorneurs et son peuple ignorant et asservi. L'image présente un champ de bataille avec têtes coupées et corps tronçonnés dans une schématisation qui exclut tout appel à la sensiblerie. Le texte accroît la distance comme si le lecteur était convié à voir cela de très haut. Les combats sont devenus un "débat" et le spectateur est invité à constater que dans ce jeu de massacre il ne reste effectivement plus "un homme complet pour gouverner une nation..."
Le prince de Motordu de Pef, (La belle lisse poire du prince de Motordu, inventé et illustré par Pef, Gallimard 1980 Folio-Benjamin 1993) n'a, comme son nom l'indique, jamais réussi à parler comme tout le monde. Il prend les mots les uns pour les autres et un petit bois pour un petit pois. Sa rencontre avec la princesse Dézécolle, "institutrice dans une école publique, gratuite et obligatoire" va l'obliger à se faire soigner dans une école mais c'est lui qui finalement pervertira le discours de la princesse qui réclamera à son mari "plein de petits glaçons et de petites billes". De ce point de vue, le dessin colle étroitement à la situation des personnages pour conférer quelque vraisemblance à une rencontre qui sinon relèverait du rêve. Il faut que les personnages puissent être dévisagés et envisagés, dans leur excentricité mais avec leur identité, et que le petit bois/pois désigné par le Prince ait une réelle existence dans l'illustration.
Enfin le Marchand de fessées illustré par Claude Lapointe sur un
texte de Pierre Gripari (Grasset jeunesse 1980 ; nouveau tirage 1989)
partant du principe que personne n'a jamais vu de fessées puisqu'en général
on lui tourne le dos, reconstitue l'histoire de la fessée domestique. Les
deux compères se divertissent à mettre en scène l'histoire de ce marchand
qui dépité de mal vendre ses fessées va faire coller des affiches pour
attirer les enfants à la grande parade des fessées et après avoir ri des
fessées qui s'abattent sur les petits curieux finit lui-même par en être
victime et changer de métier. Dans cet univers onirique, il faut une
référence et c'est pourquoi la fiche signalétique de la fessée, les
personnages du marchand et des enfants, l'affiche de la fête, sont traitées
de façon réaliste faisant encore davantage ressortir la distanciation
humoristique du conte.
Gros plan
Pour suivre le fonctionnement de la distanciation humoristique on peut s'attarder sur un extrait d'Alice (Les aventures d'Alice au Pays des Merveilles illustré par John Tenniel dans la version de 1865 et mises en couleur par Michel Otthofer Flammarion 1972)
Texte
Un thé chez les fous
Sous un arbre, devant la maison, une table se trouvait mise. Le Lièvre de
Mars et le Chapelier prenaient le thé. Plongé dans un profond sommeil, un
Loir était assis entre eux. Les deux compères appuyaient leurs coudes sur le
dormeur comme si c'eût été un coussin, et parlaient par-dessus sa tête.
"Cela doit être très pénible pour le Loir, pensa Alice; mais comme il dort,
je suppose qu'il n'en a cure".
La table était une grande table; pourtant les trois convives étaient serrés
les uns contre les autres à l'un de ses quatre angles. "Pas de place ! Pas
de place ! "s'écrièrent-ils dès qu'ils virent Alice s'approcher d'eux. "De
la place, il y en a à ne savoir qu'en faire !" répondit avec indignation
Alice en s'asseyant dans un vaste fauteuil placé à l'un des bouts de la
table.
"Vous prendrez bien un peu de vin ?" proposa, d'un ton de voix des plus
aimables, le Lièvre de Mars.
Alice promena son regard sur toute l'étendue de la table, sans y découvrir
rien d'autre que du thé. "Je ne vois pas, fit-elle observer, le moindre
soupçon de vin".
" Il n'y en a pas", admit le Lièvre de Mars.
"En ce cas, ce n'était pas très poli de votre part de m'en offrir" répliqua
Alice avec colère.
"Ce n'était pas très poli de votre part que de vous asseoir ici sans y avoir
été invitée", riposta le lièvre de Mars.
"Je ne savais pas que cette table vous fût réservée, repartit Alice ; elle
est mise pour bien plus de trois personnes."
"Vous auriez grand besoin d'une coupe de cheveux", dit le Chapelier. Depuis
quelques instants il n'avait cessé de fixer, d'un air de vive curiosité, son
regard sur Alice, et c'étaient là les premières paroles qu'il prononçait.
"Vous devriez apprendre à ne pas faire des remarques personnelles, répliqua,
d'un ton sévère, Alice ; cela est très grossier."
En entendant ces paroles, le Chapelier ouvrit de grands yeux; mais il se
contenta de demander : "Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ?"
"Fort bien, nous allons à présent nous amuser, pensa Alice. Je suis contente
que l'on ait commencé à poser des devinettes. Je crois que je pourrai
deviner cela", ajouta-t-elle à haute voix.
Commentaire
Dans le texte les personnages sont situés les uns par rapport aux autres et
par rapport à l'espace de la table dans une logique distributionnelle
perturbée néanmoins par le fait que tous les personnages sont serrés à un
des angles et prétendent qu'il n'y a pas de place. Nous trouvons donc ici un
premier écart qui crée une mise à distance par rapport à la norme (la
disposition des personnages autour de la table) et qui entraîne logiquement
un second écart (l'absence de place). Pour le lecteur spectateur il est
évident qu'il reste de la place mais si l'on se met à celle des personnages
tassés il n'en reste plus.
Après cette distanciation, il faut revenir à un état de choses normal. C'est
l'offre du vin par le Lièvre de Mars puisqu'offrir une boisson fait partie
des tradition de la personne qui reçoit. Là encore la distanciation
fonctionne à deux niveaux. Le premier relève de l'incongru (offrir du vin à
une petite fille) mais le second est fondée sur le principe de contradiction
avec la réalité décrite puisque la proposition ne correspond à aucune
possibilité de la satisfaire.
Pour que le récit reprenne il faut à nouveau réduire la distance qui a été
créée et c'est la réplique du Lièvre de Mars qui laisse entendre qu'il n'a
pas fait que rendre la monnaie de sa pièce à une petite fille impolie. D'où
la nouvelle distanciation créée par l'intervention du Chapelier qui démarre
sur un autre sujet même si l'auteur prend soin de justifier a posteriori son
intervention par une notation psychologique montrant qu'il avait perçu la
présence d'Alice. A partir de là, le processus de structuration du récit est
mis sur rails : réduction de la distance par la riposte d'Alice ; nouvelle
mise à distance par la seconde intervention du Chapelier ; réduction de la
distance par le fait qu'Alice s'affirme prête à jouer aux devinettes. On a
donc sur le plan du texte dans tout ce passage un aller-retour permanent
entre le réel et l'imaginaire, un jeu savant de transgression, chaque écart
faisant dévier le récit vers l'onirique, chaque réduction d'écart permettant
au récit de se relancer.
A un texte qui joue sur la distanciation, il faut une illustration qui soit
référencée au texte et ancre les personnages dans la vraisemblance. Lewis
Caroll avait voulu lui-même illustrer son ouvrage. Ces dessins ont été
recueillis dans diverses éditions dont celle du Club du Livre en 1948 mais
si elles ont du charme elles restent maladroites et ne correspondent pas
dans leur gravité et leur affectation au caractère d'un ouvrage qui annonce
le surréalisme. Les illustrations de Tenniel mettent en scène des
personnages qui dans leur position, leurs caractéristiques et leurs gestes
sont fidèles au descriptif du récit. Mais cet ouvrage fantastique propose
aussi un passage de l'autre côté du miroir, là où les points de repère sont
perdus, les extravagances verbales encouragées, et les personnages loufoques
multipliés alors que les formes du récit et de la conversation restent
fixées dans une logique formelle. Il fallait donc concilier réalisme et
transgression et c'est là que la mise en couleur d'Otthofer prend toute sa
force : le respect des formes et la transgression par la couleur sont une
tentative pour retrouver dans l'illustration l'esprit de l'ouvrage.
Jean-Paul Gourévitch
juin 2001
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